Les étudiants, l'Etat et la société dans un contexte de (re)construction post-coloniale
Natalya Vince
Comment reconstruire un pays après 132 ans de domination coloniale et sept ans et demi de guerre anticoloniale ?
En juillet 1962, l'Algérie devient indépendante après 132 ans de domination coloniale française et une guerre de libération de sept ans et demi (1954-1962). De vastes pans de la campagne algérienne ont été bombardés par l'armée française et près de la moitié de la population rurale a été déplacée de force. Les infrastructures ont été détruites ou fonctionnent à peine. Pendant toute la période coloniale, la gestion de l'administration, de l'économie, des hôpitaux et des écoles a été dominée par la population européenne. Au cours de l'année 1962, la plupart d'entre eux quittent l'Algérie. Leur remplacement représente un énorme défi : en 1954, 86 % de la population algérienne est analphabète.
Ce projet s'inscrit dans la préoccupation majeure des nouveaux pays indépendants d’Afrique et d’Asie au milieu du XXe siècle : comment (re)construire un pays après des décennies, et dans certains cas des siècles, de domination coloniale marquée par la marginalisation politique, la paupérisation socio-économique et le dénigrement culturel ? Comment devenir un acteur international ? Comment (re)définir ce que signifie appartenir à la nation ? Plus banalement, mais aussi de façon plus urgente, comment assurer l'accès aux soins de santé ? Comment commencer à éradiquer l'analphabétisme ? Comment faire pour que les trains, et peut-être même les avions, soient opérationnels ?
“Les problèmes de l’Algérie indépendante”
Etude présentée par François Perroux”, parue aux Presses Universitaires de France et disponible à: La Contemporaine
La coopération et la solidarité internationale ont fait partie des réponses à ces questions. En Algérie, dans les années 1960 et 1970, cette coopération est venue de la France, mais aussi de l'Union soviétique, de Cuba, de la Yougoslavie et du monde arabe. Les mobilités transnationales de ces économistes, ingénieur·e·s, enseignant·e·s et médecins ont fait l’objet d’un travail de recherche conséquent ces dernières années, comme en témoignent le projet international Socialism Goes Global [ www.socialismgoesglobal.exeter.ac.uk ], les publications sur les relations soviéto-africaines, et un nombre toujours croissant d'entretiens avec et d'études sur les coopérants français en Afrique. Comme de nombreux pays des blocs capitalistes et communistes ainsi que d’anciennes colonies récemment libérées, l'Algérie opta à cette période pour un développement planifié et centralisé, investissant massivement dans l'éducation, la santé, l'industrie lourde, l'agriculture et le pétrole.
Au-delà de quelques grandes figures du gouvernement qui ont écrit leurs mémoires, les Algérien·ne·s qui ont contribué à (re)construire l'Algérie à l’indépendance ont été beaucoup moins étudié·e·s. Cela en dépit du fait que, dans les années 1960 et 1970, il était largement admis que l'indépendance ne pouvait être pleinement réalisée que lorsque l'économie, l'éducation, la santé et la culture seraient aux mains des Algérien·ne·s. C'est ce qu'on a appelé « l'algérianisation ». Dans de nombreux cas, des postes à haute responsabilité ont été occupés par un très petit nombre d'hommes et de femmes qui n'avaient que récemment terminé leurs études universitaires. Certains de ces diplômés universitaires étaient également des vétérans de la guerre de Libération, tandis que pour d'autres, la guerre avait été le contexte de leur enfance ou de leur adolescence. Dans les tribunaux, les hôpitaux, les écoles et les usines, ces diplômé·e·s étaient soutenus par un groupe légèrement plus nombreux de personnes ayant un niveau d'éducation primaire ou parfois (mais rarement) secondaire, ainsi que par un nombre beaucoup plus important d'Algérien·ne·s qui étaient analphabètes mais savaient comment faire une injection ou réparer une machine, sans avoir jamais mis les pieds dans une salle de classe.
“Guerre à l’ignorance! …je libère”
Guide de l’alphabétiseur publié par la Commission Nationale d’Alphabétisation, République Algérienne Démocratique et Populaire (c. 1963). Disponible à: La Contemporaine
Combien d’Algérien·ne·s avaient fait des études universitaires dans les années 1960 et 1970?
Tableau: Visages de l’Algérie: l’enseignement supérieur, 1973, ouvrage disponible à La Bibliothèque des Glycines
Très peu d'Algérien·ne·s avaient fait des études universitaires en 1962. En 1962-1963, l'Université d'Alger comptait 3 817 étudiants et 1 700 autres étudiant·e·s algérien·ne·s à l'étranger, pour une population d'environ 12 millions d'habitants. Au cours des années 1960 et 1970, le nombre de diplômé·e·s a augmenté, mais leur nombre est resté peu élevé. Cela a eu des conséquences politiques et sociales.
La carrière de ces étudiant·e·s fraîchement diplômé·e·s a progressé rapidement. Ils et elles ont souvent connu une grande mobilité sociale – dans de nombreux cas, leurs propres parents étaient analphabètes et appartenaient à des populations rurales ou néo-urbaines. Les exigences de l'édification de l'État ont donc eu un impact profond sur l'établissement de nouvelles relations entre les parents et les enfants, les communautés rurales et urbaines, et les hommes et les femmes. Cela ne s’est pas nécessairement traduit par une rupture avec les anciennes hiérarchies et formes d'organisation sociale, mais celles-ci ont été transformées durant ces décennies.
La pénurie de personnel ayant une formation universitaire signifie également que les ministères se faisaient concurrence pour recruter les diplômé·e·s qui œuvreraient à l’édification de l’État dans leur secteur, qu'il s'agisse de la santé, de la police ou de l'industrie pétrolière.
L’Université (magazine), mars/avril 1975, ouvrage disponible à: La Bibliothèque des Glycines
Il était donc relativement facile pour les étudiant·e·s et les diplômé·e·s de passer d'un cursus universitaire à un autre, d'un secteur à un autre, d'un emploi à un autre. Les employeur·se·s, y compris les ministres, avaient souvent plus besoin de leurs employé·e·s que les employé·e·s n'avaient besoin de leurs supérieur·e·s. Cela leur donnait une certaine marge de manœuvre. L'Algérie après 1962 était un système politique autoritaire avec un seul parti autorisé, celui du Front de libération nationale (FLN). Ceux et celles qui travaillaient dans l’administration publique et l’infrastructure étatique devaient - plus ou moins, ou du moins publiquement - suivre la même ligne politique. Mais, pour des raisons pratiques, il n’était pas possible de contrôler de manière rigide et constante les opinions et les actions de celles et ceux qui ont joué un rôle clé dans l'édification de l'État sans pour autant contrôler les leviers du pouvoir. À mesure que le nombre de candidat·e·s qualifié·e·s s'est élargi au cours des années 1970, le système politique a pu se permettre d'être plus sélectif. Cependant, dans la période qui a immédiatement fait suite à l'indépendance, “l'État” reste une structure relativement petite, et n’est pas aussi centralisé ou strictement hiérarchique que le terme “État à parti unique” ne semble l'indiquer. Il n'y avait pas beaucoup d'intermédiaires entre le président et ses ministres, d'une part, et les rédacteur·trice·s en chef des journaux, les doyens des universités et même les militant·e·s étudiant·e·s d'autre part. Le fait d’être à proximité du centre du pouvoir a créé un espace de négociation et de compromis, ainsi que des possibilités de règlements de comptes très personnels.
Des chronologies limitées et des étiquettes restrictives : l'histoire de l’Algérie après l’indépendance et ses absences
Les années 1960 et 1970 sont marginalisées dans l'écriture de l'histoire de l'Algérie contemporaine. En Algérie, l'histoire qui est enseignée à l'école, célébrée lors des fêtes nationales et qui a fait l'objet de la grande majorité des publications universitaires est celle de la lutte anticoloniale. L'histoire “se termine” ainsi en 1962. Pour citer l’historienne Malika Rahal, après 1962, « c’est la texture même du temps qui apparaît transformée ». Sur le plan international, l'écriture de l'histoire algérienne reste dominée par l'histoire coloniale, l'histoire de la guerre d'indépendance et les récits de la violence des années 90.
En termes de connaissances générales, les années 1960 et 1970 sont souvent réduites à quelques dates clés :
1962 : Indépendance, implosion du Front de libération nationale (FLN) tel qu’il avait existé pendant la guerre, Ahmed Ben Bella devient président.
1965 : Ben Bella est renversé lors d'un coup d'État le 19 juin, remplacé par Houari Boumédiene.
1969 : L'Algérie accueille le festival panafricain
1971 : L’industrie du pétrole est nationalisée
1978 : Décès de Boumédiene, remplacé par Chadli Bendjedid en 1979
La comparaison est frappante entre ces quelques points clés et la densité des dates et des événements auxquels l’on fait référence lorsqu'on parle de la guerre d'indépendance, ou même des années 1990. Et pourtant, on retrouve cette même densité d'événements dans les années 1960 et 1970. La Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Politiques et Économiques de septembre 1965 (n° 2) a publié une “chronologie politique algerienne” pour 1964 et les deux premiers mois de 1965. Il faut 23 pages pour couvrir ces 14 mois, avec de nouveaux événements presque quotidiennement.
En l'absence de publications sur l’histoire, officielle ou non, de la période “entre” 1962 et 1988, ce vide tend à être comblée par des généralisations et des jugements de valeur quant au le caractère “bon” ou “mauvais” de cette époque. Les années 1960 et 1970 ont tendance à être abordées de deux manières, qui sont contradictoires, mais qui coexistent néanmoins. D'une part, la lutte anticoloniale de 1954-1962 est décrite comme ayant été “trahie” par un régime post-colonial monolithique, omniprésent et répressif qui aurait rejeté la pluralité politique et culturelle du pays. D'autre part, les années 1960 et 1970 sont présentées comme un âge d'or de l'éducation, du développement économique, de la culture et de l'internationalisme algérien, lorsque l'Algérie était considérée comme “la Mecque des Révolutionnaires” par les mouvements anticoloniaux et la gauche du monde entier.
Les histoires qui ont émergées au cours de ce projet remettent en question ces jugements tranchés. Elles révèlent un système politique à la fois autoritaire et désorganisé, peuplé de politicien·ne·s et de fonctionnaires simultanément visionnaires et étroit·e·s d'esprit. Elles révèlent la puissance de la volonté et de l’espérance humaine face aux contraintes matérielles, l'importance des rencontres fortuites et le désir de repousser sans cesse les limites du possible dans une société en profonde transformation. Ces histoires transgressent les limites entre local, national et international, et voyagent entre ces niveaux de lecture. C’est la Génération Indépendance.
Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Politiques et Économiques, revue disponible à la bibliothèque de la faculté de droit de l’université d’Alger
I- Voir le numéro spécial des Cahier d’Etudes Africaines sur “Elites de retour de l’Est”, paru en 2017
II- Sabah Chaïb, “Les coopérants français en Algérie: récits croisés pour une ébauche de portrait” in Cahiers d’Etudes africaines (2016), 221-222, URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/18970, dans un numéro spécial “Mobilités et migrations européennes en (post) colonies”; Odile Goerg and Marie-Albane de Suremain (dir.) Coopérants et coopération en Afrique: circulation d’acteurs et recompositions culturelles (des années 1950 à nos jours) (Paris: Société française d’histoire des outre-mers, 2014); Aïssa Kadri (dir), Instituteurs et enseignants en Algérie, 1945-1975: histoire et mémoires (Paris: Karthala, 2014); Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin (dir.) Le temps de la coopération: sciences sociales et décolonisation au Maghreb (Paris and Aix-en-Provence: Karthala et IREMAM, 2012); Catherine Simon, Algérie: les années pieds-rouges: des rêves de l’indépendance au désenchanetment (1962-1969) (Paris: La Découverte, 2009)
III- Selon le directeur de l’enseignement supérieur, André Mandouze, Atlas Algérie (numéro 13) 28 juin-4 juillet 1963